D’après Les couples mythiques de l’art, d’Alain Vircondelet, Beaux Arts éditions. Lecture gentiment suggérée par François LG.

1. Le couple mythique créateur : Man Ray et Lee Miller

Lee Miller, égérie et cover girl de Vogue USA, arrive à Paris en 1929 auréolée de sa beauté et de sa gloire naissante. Taciturne et solitaire, elle exhale cependant un mal-être dont les racines remontent aux séances de pose nue que lui imposait son propre père, dans des attitudes sensuelles. Elle en conçut la certitude définitive d’incarner un objet convoité par un objectif qui la circonvenait phalliquement.

Man Ray, alors son aîné de 20 ans, a déjà une carrière très affirmée et une réputation de révolutionnaire créateur. Le coup de foudre fût immédiat pour cette beauté resplendissante. Il la définira plus tard comme l’incarnation de ce qu’André Breton écrivait de Nadja, dans le roman éponyme : la beauté absolue, compulsive.

Mais Lee Miller a décidément des comptes à régler avec les photos. Se sentant violée par l’objectif, elle éprouve le besoin de renverser la perspective en apprenant les rudiments de la technique de ce medium. Être muse et maîtresse de Man Ray, c’était hériter d’un poste d’observatrice privilégiée, au coeur du sanctuaire même de l’art photographique moderne.

Elle ouvrira un petit studio à Montparnasse et obtiendra rapidement des premiers clients dans la mode : Chanel, entre autres, lui confie ses collections.

Une insupportable réduction au statut d’objet

En 1930, elle devient pour le cinéma la Vénus aux bras mutilés de Jean Cocteau dans Le sang d’un poète. Mais persiste toujours le malaise de n’être que l’objet de projection d’un désir masculin idéalisé, d’où une volonté d’autonomie qui n’atteindra sa satiété qu’en quittant ManRay et Paris. Celui-ci, obsessionnel et compulsif, se confectionnera un métronome dont le balancier était orné de l’oeil de Lee Miller

Elle connut d’autres vies, « mille » dit-elle, eut d’autres amants, et devint la première femme reporter de guerre dans l’armée américaine avant de décéder le 21 juillet 1977 à l’âge de 70 ans.

2. Le couple mythique parfait : Pierre Bonnard et Marthe de Méligny

Pierre Bonnard a 26 ans, en 1893, lorsqu’il accoste Boulevard Montmartre celle qui deviendra sa muse, modèle et épouse. Alors âgée de 24 ans, elle prétendra n’en avoir que 16. Peintre de la lumière, il est ébloui par celle qui émane de son visage, sans se douter qu’elle s’apprête à devenir son seule et unique modèle. Dès lors, il la dépeint avec une frénésie compulsive.

32 ans après leur rencontre, ils décidèrent de se marier. La carrière de Pierre Bonnard a rencontré le succès, il est admiré à la fois par le public et les galeristes, qui admirent en lui sa quête obstinée du bonheur.

Nimbée de lumière

Le marqueur de ses oeuvres : la duplicité de la lumière qui étreint le motif, inonde le cadre, nimbe Marthe comme une icône tout en menaçant de disparaître, laissant ainsi l’artiste et son modèle désemparés. Étreinte et abandon joints, con-joints comme sur ce tableau L’homme et la femme (1900), où entre ce couple qui vient de faire l’amour, hurle la solitude extrême de chacun des protagonistes. Ou encore, comme les chairs pulpeuses contiennent, in se, les prémisses de la flétrissure.

On découvrira sur son La cheminée (1916) le buste provocant d’une certaine Renée Mouchaty, modèle éperdument amoureuse de lui et aux charmes de laquelle il cèdera. Certains observateurs distinguent un visage dans le coin inférieur droit du tableau, qui pourrait être celui de Marthe, ultime affront de la sujétion. Le tableau prend sa dimension tragique l’année suivante, lors que Renée se donne la mort, impuissante à s’imposer.

A Marthe revient alors la place de muse unique, mais il ne lui échoit désormais que peu de tension érotique. Son corps est rarement perçu comme objet de fétiche, hormis un contre exemple avec L’indolente. Il semble clair que ce qui intéresse Bonnard avant tout, c’est moins le corps de Marthe que l’éclaboussure de la lumière méditerranéenne sur le corps de Marthe. Désormais, tout ce que peint Bonnard est un hymne, un chant glorieux à une lumière qu’il vénère. La personnalité très secrète de Marthe, étrangère à toute forme de scandale, aux coutumes très domestiques, lui permet de s’adonner sans entrave à ce néo-fétichisme.

Au décès de Marthe (elle était atteinte de tuberculose), il scellera la porte de sa chambre, devenue sacrée, à laquelle il accordera le statut de mausolée. Aussi, conclut Vircondelet :

celui que la postérité jugea imprudemment comme le peintre du bonheur, pourrait-il bien être au contraire celui du bonheur enfui, dont la lumière n’a pu être épargnée des reflets du crépuscule

Alain Vircondelet, Les couples mythiques de l’art

3. Le couple mythique tragique : Dante Gabriel Rossetti & Elizabeth Siddal

Ce fils de poètes immigrés (NDLR : oxymoron de nos jours) italiens installés à Londres place l’idéal au dessus des passions humaines, hiérarchie qui se matérialisera par sa poursuite exaltée et frénétique de figures féminines virginales. Il fonde en 1848 la confrérie pré-raphaélite (PRB : Pre-Raphaelite-Brotherhood) en hommage à Raphaël (NDLR : contre-sens, c’est contre Raphaël qu’ils se sont constitués, préparant en quelque sorte le terrain à l’époque Victorienne)

Dante Gabriel Rossetti & Elizabeth Siddal

La révélation Ophélie (1851)

Parmi les premiers modèles à poser pour la confrérie, une certaine Elizabeth Siddal, dite Lizzie. Millais en fera sa célèbre Ophélie. L’anecdote prendra rapidement un versant dramatique quand Lizzie, immobile des heures durant dans l’eau stagnante, contracte une pneumonie, puis les signes annonciateurs de la tuberculose. Rossetti en tombe éperdument amoureux, et à partir de Rosso-Vestita, ne peindra plus que sa muse flamboyante et inatteignable. La désirant pour lui seul, il oeuvrera à l’éloigner du reste de la confrérie et ils vivront 10 ans d’un amour chaste avant de l’épouser en 1860.

Une union civile qui le libèrera paradoxalement du sortilège Elizabeth, et c’est à cet instant précis qu’entre en scène un nouveau modèle, Fanny Cornforth, une prostituée rousse à la chevelure si abondante qu’elle pouvait enserrer ses chevilles. La mort prématurée du nourrisson d’Elizabeth, en 1862, précipitera le sort de celle-ci. Atteinte de neurasthénie, mélancolique et jalouse, elle cherchera refuge dans des drogues (notamment le Laudanum) qui accélèreront sa disparition, et plongeront Rossetti dans un profond désespoir.

Le jour de son inhumation, Rossetti décide de placer ses propres poèmes dans le cercueil. Suivra une période de 8 ans où il lui consacrera un florilège exubérant de toiles. Mais sa santé mentale, déjà affaiblie par une sensibilité excessive (NDLR : une part de F), se verra définitivement altérée par le recours à l’hydrate de choral. C’est à cette période que son ami Bram Stoker, auteur de Dracula, le convaincra d’aller déterrer ses poèmes dans la tombe de Lizzie (5 octobre 1869). Ils raconteront avoir découvert avec stupéfaction une dépouille intacte, la peau encore rose, les lèvres pulpeuses telles qu’il les avait toujours peintes, et surtout des cheveux si longs qu’il fallut les découper au ciseau pour dégager la liasse de poèmes qu’ils enserraient.

Abandonné de tous, y compris de Jane Morris auprès de qui il épanchait sa solitude, livré à ses délires de persécution, il mourut en 1882 dans une station thermale. Elizabeth Siddal n’aura pas été l’unique muse, mais c’est elle qu’il aura peint toute sa vie, y compris sous les traits d’autres femmes.


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