La question fondamentale qu’il convient de se poser est : pourquoi les gens se comportent-ils comme ils le font? Pourquoi accomplissent-ils tout ce qui, globalement, donne cette impression imposante d’une société totalement unie, soutenant totalement son gouvernement? Je pense que la réponse est évidente pour tout observateur impartial : c’est parce qu’ils ont peur.
Par crainte de perdre sa place, I’instituteur enseigne à ses élèves des choses auxquelles il ne croit pas; par crainte pour leur avenir, ses élèves les répètent après lui; de peur de ne pas pouvoir continuer leurs études, les jeunes adhèrent à l’Union de la Jeunesse et y font ce qu’il faut; de peur que son enfant n’obtienne pas, lors des examens d’admission à l’université, le nombre de points requis par le monstrueux système de notation politique, le père accepte les fonctions les plus diverses et fait « volontairement » ce qui est exigé. Par crainte de suites éventuelles, les gens participent aux élections, y votent pour les candidats proposés et font semblant de prendre cette liturgie pour de réelles élections; par crainte pour leur existence, leur situation et leur carrière, ils vont aux réunions, y votent tout ce qu’on leur demande ou à la rigueur se taisent. Par peur, ils procèdent à des autocritiques avilissantes et remplissent mensongèrement un tas de questionnaires humiliants. De peur d’être dénoncés, ils n’expriment pas en public, ni même parfois en privé, leur véritable opinion. De peur d’atteintes possibles à leurs conditions de vie, par désir d’améliorer leur situation et se faire bien voir des organes supérieurs, les travailleurs, dans la plupart des cas, affichent des objectifs de travail; les mêmes raisons les poussent à former des brigades de travail socialistes, car ils savent bien, à l’avance, que le principal avantage de leur initiative sera d’être immédiatement rapportée aux organes supérieurs appropriés. Par crainte, les gens assistent aux commémorations, manifestations et défilés. De peur d’être empêchés de poursuivre leur travail, nombre de savants et d’artistes se réclament d’idées auxquelles en fait ils n’adhèrent pas, écrivent des choses qu’ils ne pensent pas ou dont ils savent qu’elles sont fausses, rejoignent les organisations officielles, participent à des travaux dont ils ont la pire opinion, ou bien amputent ou déforment eux-mêmes leurs propres ouvrages. Pour leur salut personnel, certaines gens vont jusqu’à en dénoncer d’autres, pour des actes qu’ils ont commis ensemble.
Il ne faut pas prendre la peur dont je parle dans le sens psychologique courant, à savoir comme une espèce d’émotion concrète; en général, nous ne voyons pas autour de nous des gens tremblants de peur, mais des citoyens à l’allure satisfaite et confiante. Il s’agit d’une peur plus profonde, qui a un sens éthique : une participation plus ou moins consciente à la conscience collective d’un danger permanent et omniprésent, un souci pour ce qui est ou pourrait être menacé, une accoutumance à la menace comme composante essentielle du monde naturel, une assimilation toujours plus complète, évidente et habile des diverses formes d’adaptation au monde extérieur comme seul système de défense efficace.
La peur n’est évidemment pas le seul matériau de construction de notre structure sociale actuelle. Elle en reste cependant le matériau essentiel. Sans elle, l’unité apparente, la discipline, l’unanimité partout affichées, qui servent de preuves de la consolidation dans les documents officiels, n’auraient même pas une ombre de réalité.
Se pose alors la question : de quoi en fait les gens ont-ils peur? Des procès? De la torture? De la perte de leurs biens? De la déportation? Des exécutions? Bien sûr que non. Ces formes brutales d’oppression du citoyen par le pouvoir social ont été — du moins dans nos conditions — emportées par l’histoire. La pression, aujourd’hui, revêt des formes plus fines, mieux choisies; même si les procès politiques existent toujours (et leur manipulation par le pouvoir est connue de tous), ils ne représentent qu’une menace extrême alors que le poids principal de cette pression s’est déplacé dans la sphère des conditions d’existence. Ce qui ne change pas grand-chose quant au fond : on sait que ce qui compte n’est jamais tant le poids absolu d’une menace matérielle que sa valeur relative. Plutôt que ce que l’homme perd objectivement, il s’agit de savoir quelle importance subjective cela revêt pour lui, dans l’horizon du monde dans lequel il vit, avec son échelle des valeurs. La crainte pour l’homme d’aujourd’hui, par exemple, de perdre la possibilité de travailler dans sa spécialité peut être aussi efficace et le conduire aux mêmes actes que lorsque, dans d’autres conditions historiques, il était menacé de perdre ses biens. La méthode de pression sur les conditions d’existence est même, dans un certain sens, plus universelle : en effet, il n’y a pas chez nous de citoyen dont l’existence (au sens le plus large du mot) ne pourrait être atteinte : chacun peut perdre quelque chose, aussi chacun a-t-il des raisons d’avoir peur. La gamme des choses que l’homme peut perdre est variée : depuis les privilèges les plus divers de la couche au pouvoir en passant par la possibilité d’avoir un travail tranquille, d’obtenir de l’avancement, de bien gagner sa vie, de pouvoir travailler dans sa branche, de faire des études, jusqu’à la possibilité, au moins, de vivre, avec le niveau de sécurité juridique – limité au demeurant – de Monsieur-Tout-le-Monde. Bref, de ne pas se compter parmi cette couche particulière pour laquelle ne sont même pas valables les lois qui le sont pour les autres, autrement dit parmi les victimes de l’apartheid politique tchécoslovaque. Oui, chacun peut perdre quelque chose; même le plus humble des manœuvres peut être déclassé, affecté à un travail plus pénible, gagner moins; même lui peut regretter amèrement d’avoir, dans une réunion ou un café, dit ouvertement ce qu’il pensait
Havel, Vaclav, Lettre ouverte à Gustav Husak
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